Huit jours, huit visages de la Corse, dix VTTistes pour une traversée inédite. Une traversée VTT construite à partir d'une feuille blanche et d'une carte. Du souffle salé du Cap à la poussière du désert des Agriates, des crêtes battues par le vent du San Petrone aux chaos du plateau du Cuscionu, des plages ourlées de turquoise du sud à la plaine de la cote orientale, “La Verticale des Groins” trace sa ligne à travers l’île de Beauté. Une itinérance à VTTAE où l’effort, la lumière et le silence se mêlent en une symphonie sauvage. Plus qu’un voyage, une traversée de soi et d’un collectif, sur le fil des montagnes qui plongent dans la mer.
Prologue : L’appel du maquis
On ne part jamais sans laisser quelque chose derrière soi : un objet oublié, une habitude, une parcelle de soi-même. Ce matin-là, c’est une télécommande de GoPro qui est égarée mais récupérée, les dernières traînées d’un rhume très tenace, et ce parfum âcre des préparatifs anticipés mais à la fois précipités. L’aventure, déjà, s’infiltre dans les interstices du quotidien. Cela fait longtemps qu’on attends ce moment.
L’aéroport de Lyon bourdonne de départs. Lors de l’embarquement Air Corsica disperse notre groupe dans la carlingue, comme pour rappeler que tout voyage commence seul, avant de devenir chœur. L’avion s’élève et par le hublot, les Alpes déchirent la brume de leurs silhouettes minérales : le Mont Aiguille dresse sa proue vers le ciel, les Aiguilles d’Arves flottent à l’horizon, et le Mont-Blanc trône, souverain immobile. Sous nos yeux, le monde s’ouvre, immense. Puis, sous nos pieds, la Méditerranée attend, patiente.
Le ciel se dégage au-dessus du Cap Corse. Une crête se dessine, ligne de pierre et de lumière, celle-là même que nous gravirons dans une semaine. Une promesse tracée dans le lointain.
La route en taxi vers Macinaggio est un ruban de virages, de dos-d’âne, de maquis et d’éclats de mer. Au bout, un port endormi, un déjeuner presque à l'heure du goûter avalé avec enthousiasme, baigné par les derniers feux du soleil.
L’hôtel, perché à Tomino, que l’on rejoint par une belle montée pédestre, offre un balcon sur la baie. Le vent venu du large porte l’iode et l’impatience d’enfourcher nos vélos. Nous montons les vélos, graissons les chaînes, écoutons le cliquetis des outils, prélude métallique à l’odyssée. La nuit tombe, épaisse et silencieuse, comme un rideau sur le premier acte. Demain, la Corse s’ouvrira à nous, sentier après sentier, crête après crête.
Le Cap et ses sorts
L’aube dore les murs de Tomino. Nous nous élançons tôt dans la descente vers Macinaggio, sur un single étroit où la rosée fait scintiller les pierres. Un sanglier jaillit sous les roues. Un coup de feu claque dans le maquis. C'est jour de battue.
La Corse, sans un mot, nous salue et nous souhaite la bienvenue à sa façon.
Puis le sentier des douaniers déroule sa magie : plages sauvages, rocailles brûlantes, tours génoises muettes. La mer vient lécher les pneus, le vent charrie le sel et la chaleur des pierres. Nous longeons des criques désertes, des figuiers noueux, des ruines ouvertes à tous les vents. La beauté est là, nue, sans fard.
À Barcaggio, village le plus à la pointe du Cap Corse, le café est une escale, un ancrage. Plus haut, le moulin Mattei veille, sentinelle de pierre surplombant la mer. Le panorama éclate, vaste et lumineux.
La route vers Nonza se love en virages, serpent de pierre sous un ciel sans nuages. Une pause à l’auberge du chat qui pêche recharge nos batteries.
Passage vers une mine d’antimoine désaffectée, et un ancien couvent, ce n’est pas courant.
Les vignes de Patrimonio, lourdes de vendange proche, promettent l’ivresse. Le soir, Saint-Florent nous offre sa baie d’argent et son ambiance St Tropézienne locale. Première journée, premières traces dans la poussière du Cap. Le corps pèse de fatigue, l’esprit déjà tourné vers le sud.
Les Agriates, désert des hommes
Nous quittons Saint-Florent sous l’ombre de sa citadelle. La route, d’abord droite et monotone, plonge soudain dans le désert clair des Agriates. Une piste blanche, roulante, bordée de maquis et de pins tordus par le vent. La poussière de septembre forme un halo doré autour des roues.
La plage de Saleccia apparaît comme une apparition : sable immaculé, eau turquoise, ciel bleu.
L’instant se suspend. Puis vient le sentier du littoral, plus exigeant, plus joueur, poussages, passages techniques, descentes taillées dans le roc. Le single serpente au-dessus d’une mer d’huile.
Chaque virage offre sa carte postale : criques translucides, falaises éclatées de soleil, solitude parfaite. Nous nous arrêtons pour des baignades, l’eau apaisant les jambes et l’âme.
Plus loin, la plage de Ghignu marque la fin du littoral. La remontée est lente, la piste caillouteuse, la chaleur lourde. Des 4x4 en panne, des aventuriers Suisses égarés, des visages incrédules devant la rudesse du terrain. L’île ne pardonne pas l’improvisation même avec 4 roues et un gros moteur. La fatigue s’installe, mais au loin, les montagnes promettent une autre verticalité.
La montagne Corse ne pardonne rien
Le vent est frais au départ. La route mène vers Olmeta-di-Tuda, puis la piste s’enfonce dans un décor d’altitude : collines roussies, oliviers poussiéreux, lumière crue des terres intérieures. Le rythme se pose, le silence s’épaissit. Les moteurs, complices discrets, épousent nos souffles.
La descente vers le col de Bigorno apporte les premiers frissons de la montagne. Le golfe de Saint-Florent, en contrebas, semble déjà un souvenir.
Puis la pente se fait raide, la piste technique, les bras tendus sur les guidons après une demi heure de poussage en descente. Ponte-Novo est une halte salutaire : batteries rechargées, corps régénérés.
La montée vers Bisinchi s’annonce longue, impitoyable. Sous les chênes-lièges et les fougères, la piste devient sentier, puis simple trace. Poussages, portages, jurons étouffés. La montagne reprend ses droits.
La pointe de Mocaja offre une vue de conquérant : vallées profondes, cimes à perte de vue, mer effacée derrière les crêtes.
Puis le jour décline, laissant place à la démesure.
Pluie fine, brouillard, ronces.
Le San Petrone, se terre dans la nuit et se laisse aborder à tâtons, nos lampes perçant l’obscurité comme des lucioles obstinées.
Le sol glisse, les jambes saignent, les GPS hésitent pour nous indiquer le chemin. Nous n’avons pas le choix, il n'y pas d’échappatoire, il faut avancer. Après quatre heures de progression nocturne à pousser et porter les vélos , on retrouve un chemin large. Presque un miracle.
Une descente, une lumière, un gîte. Il est 23h00, la soupe chaude est simple et divine. La cuisinière Marie Laure nous a attendu. Merci ! Le lit devient un royaume. Cette nuit-là, la Corse s’inscrit dans nos chairs, nos jambes en payent le tribu.
La clémence des cimes
Au réveil, la fatigue a un goût de fer. Les visages sont fermés, les gestes lents. Alors, la route et son asphalte prend le relais. Une descente sinueuse, une vallée fraîche, l’air des montagnes dans les poumons.
La traversée jusqu’à Vivario est une respiration.
La route, douce et ombragée de pins, serpente sans combat.
Au col de Sorba, la lumière dore les rochers.
Les villages, accrochés à flanc de montagne, semblent flotter dans l’air raréfié.
Le soir, Ghisoni nous accueille, petit hameau blotti au pied du massif.
Un gite accueillant, du vin rouge, un repas excellent, un coucher de soleil, le silence. L’apaisement, enfin, trouve sa place.
Le Cuscionu, royaume sauvage
Départ matinal. L’air mord. Le col de Verde approche, la route monte, régulière, bordée de hêtres. À chaque lacet, le vent redouble. Les sommets, poudrés de lumière, se révèlent par intermittence.
Au col, nous croisons le GR20, ce fil mythique qui traverse l’île du nord au sud. Un salut aux marcheurs, compagnons d’un effort différent. Puis la piste DFCI, large et roulante, suspendue entre ciel et terre. Des cochons sauvages trottinent sur le bas-côté, indifférents à nos moteurs électriques.
Le plateau du Cuscionu s’offre dans un décor irréel : prairies vertes, blocs de granit, chevaux libres.
Un monde à part, presque sacré.
La descente vers le sud est un long ruban de poussière et de joie. Les villages défilent : Quenza, Zonza. Les aiguilles de Bavella, fières et tranchantes, se découpent dans le ciel.
Un souffle de liberté parcourt le groupe. Cent kilomètres aujourd’hui. Aucun ne pèse.
Le Sud, terre de lumière
Nous quittons Zonza dans la fraîcheur du matin. La trace s’enfonce dans les forêts d’eucalyptus, leurs troncs luisants comme du cuivre. Le sol, jonché de feuilles et d’aiguilles, étouffe le bruit des pneus. Les rochers verdis de mousse dessinent un chemin presque mystique.
La descente vers la vallée est rapide, ponctuée de ruisseaux aux eaux limpides. Les aiguilles de Bavella, dans notre dos, semblent veiller. Quelques chutes légères, un GPS brisé, des souvenirs du terrain.
Depuis le col de Bacinu, la vue sur Porto-Vecchio et la Sardaigne tient du mirage.
Plus bas, la piste file vers la plaine, les jambes roulant d’instinct, comme si elles savaient la mer proche. Pause rafraichissante à la plage de La Tonnara. À Bonifacio, la lumière éclate. Les falaises blanches plongent dans le bleu. La Corse du Sud se donne, splendide et sans retenue.
L’ultime cavalcade
Dernier acte. Départ avant l’aube, vélos chargés dans le camion. La logistique est corsée, la fin de l’aventure se profile.
La trace commence à Solenzara, longe la côte orientale, sauvage et lumineuse. Les premiers kilomètres se font sur la plage, pneus mordant le sable humide. Le soleil lève ses feux sur la Méditerranée. Les pins et les eucalyptus, droits comme des cierges, encadrent la piste. Les odeurs de sel, de pinède et d’algues mêlées accompagnent notre pédalage.
Un détour malencontreux nous mène au sein d’un établissement pénitentiaire “ouvert”, un gardien, surpris par notre présence, nous renvoie vers la liberté. Nous n’avions pas l’intention de rester. La Corse a le sens des frontières, même accidentelles.
Plus au nord, pause déjeuner à Ghisonaccia, les pieds presque dans l’eau, sur une terrasse parée de bois flotté. Puis la traversée de l’étang de Diane : vélos à l’épaule, pieds dans le courant, rires d’enfants retrouvés, heureux d’avoir réussi un exploit.
L’autre rive offre un décor surréaliste avec notre arrivée dans un camping naturiste, puis un parc avec des lamas, des eucalyptus. L’île, décidément, se refuse à la raison.
Il reste soixante-dix kilomètres. La fatigue est devenue compagne. Parfois, la route remplace les sentiers, et le souffle se concentre. Bastia se profile dans la lumière du soir. Cent vingt-cinq kilomètres au compteur. Le dernier virage est celui de l’accomplissement. Au dîner, le champagne scelle l’aventure. Visages hâlés, bras et jambes griffés, cœurs pleins.
Épilogue : Ce que la Corse emporte
Le lendemain, le vent souffle fort sur Bastia. Les vélos prennent la route du ferry dans le camion, les voyageurs celle du ciel. Depuis le hublot du vol Easyjet, l’île s’éloigne lentement. Un feu dans le maquis trace une ligne de fumée sur l’horizon. Le soleil, filtrant à travers, dore les nuages. Sous l’avion, les Alpes apparaissent déjà après la grande bleue.
Mais quelque chose reste en bas : un écho, une poussière, un souffle. Nos 600km de trace et nos ascensions sur plus de 12000m.
La Corse, cette montagne dans la mer, nous a saisis, secoués, éprouvés, purifiés. Sur les sentiers, dans les ports, sur les crêtes et les plages, elle a gravé son sceau. Et quand le continent reprend forme sous nos yeux, nous savons que rien n’est fini. Car les voyages ne se terminent pas : ils se déposent, comme un sel, dans la mémoire des jambes.